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Journal d'un "être" soignant
3 janvier 2015

Souvenir, souvenir ...

Elle était belle, sur sa photo en noir et blanc qui trône sur la table de nuit. Madame Nadine a 90 ans. Elle souffre de DTS (désorientation temporo spatiale). Sa mémoire est sens dessus dessous : un peu comme si un cyclone intérieur avait dévasté sa cervelle. Elle déambule dans les couloirs, cherche son père, sa mère, enfin elle ne sait plus qui elle recherche finalement. Elle attend des heures. Des journées entières. Ouvre des portes, en referme d’autres. Elle attend quelqu’un ou quelque chose. Elle attend, mais rien, ni personne, ne vient.

Elle fronce ses sourcils en se demandant pourquoi. Elle regarde l’unique photo qui trône dans sa chambre. Cette photo où elle souriait dans son beau manteau de fourrure, sous son chapeau, au bras de son mari. C’était le temps de sa jeunesse, juste après la guerre, en 1946. Le temps de l’insouciance, où son esprit, n’était pas encore furibond, le temps où tout était possible. Le temps de l’amour, où tout son être en pleine force de l’âge mordait la vie à pleines dents. Le temps où elle regardait grandir et jouer ses enfants. Ce cliché du bonheur figé pour l’éternité.

Le temps a couru lui, ce temps qui a filé si vite la laissant là, perdue dans un monde chaotique, terrifiée par son propre reflet dans le miroir, perdue dans le vide sidéral de son cerveau, noyée dans la démence. Le monde, la nuit, le jour, la vie. Elle ne sait si c’est le temps qui passe ou si c’est elle qui passe dans le temps. On s’habitue à la voir donner une signification à ces gestes, mais elle a oublié pourquoi elle est ici, elle ne sait plus que ses enfants ont grandi, elle n’a plus notion de son âge. Un jour elle a 20 ans, un jour elle en a 100. Pour elle, le temps s’enfuit, perdu à jamais.

Elle accroche sur son visage rond et fripé un timide sourire sous ses deux yeux larmoyants. Un soir, je la surprends face à la vitre de la porte du couloir. Elle gesticule, dodeline de la tête, crie, gronde son propre reflet ... “Hein mais qu’est-ce que tu me veux hein ? Tu vois pas que je ne peux pas te faire entrer, non ?" elle continuera pendant une bonne demi heure à se démener, et à gifler la vitre pensant gifler cet inconnu insupportable, cet harceleur récalcitrant qui n’est en tout et pour tout que son propre reflet ...

Puis elle me prend à partie. Elle aperçoit mon propre reflet. “ Et ce type à côté d’elle : qui c’est celui là ? Il n'a pas l’air commode hein ? je vais lui expliquer qu’il n'a rien à faire là. Si ma mère sait ça ! Je vais m’en prendre une pour avoir mis tout ça en carré ... C’est que mon père il n'aime pas ça lui quand les enfants sont couchés comme ça au beau milieu de ce lit.” Je pense suivre le fil conducteur d’une histoire mais au final les mots se perdent, s’égarent, se bousculent et l’on part sur une autre histoire sans queue ni tête, qui s'enchaîne à nouveau sur une histoire différente ... Et ainsi de suite.

Souvent je l’aide pour se coucher. Mais dix minutes après elle ère de nouveau dans les couloirs à la recherche hypothétique de son monde imaginaire. Un soir après s’être relevé je l’ai surpris accroupie au pied d’une porte de chambre, sa chemise de nuit soulevée : elle urinait tranquillement... Comme une bête qui marque son territoire. Elle a recommencé plusieurs fois dans la nuit, urinant sur le seuil de trois ou quatre portes du service. L’infirmière de nuit a failli finir aux urgences : la glissade dans la flaque d’urines c’est parfois fatal ...

Deux semaines plus tard Madame Nadine est partie finir sa vie dans une unité pour personnes souffrant de la maladie d’Alzheimer. On s’était attaché à cette personne sans mémoire. Là où elle est, c’est certain, elle nous a déjà oublié.

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