Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Journal d'un "être" soignant
2 janvier 2015

T.O.C. en stock

images-1

Chambre 56. Comme chaque soir je vais aider Madame G. à se coucher. Elle a 73 ans, pas de troubles cognitifs connus, mais reste d’un abord assez distant. Elle m’aime bien Madame G. Peut-être parce que je suis le seul homme aide-soignant du service. Peut-être aussi parce que je suis le seul à se plier sans broncher à toutes ses exigences. Peut-être aussi parcequ’elle s’est rendu compte que je l’ai compris. J’ai compris à quel point elle est triste, délaissée par un mari infidèle et qui ne s’en cache pas. Murée dans une impénétrable solitude de femme trompée et résignée. (Elle me raconte toute sa vie pendant ce long rituel du coucher ... !).

Si je suis là mais qu’une de mes collègues vient à ma place pour l’aider à se coucher elle l’envoie tout simplement paître dans les grandes largeurs.

“Non, non, vous, vous sortez,” dit-elle.

“Moi, j’ai mes habitudes. C’est une femme qui fait ma toilette le matin et un homme qui vient me coucher le soir !”

Entre les aides-soignantes et Madame G. ça tourne souvent à la bataille rangée. Chacun restant sur ses positions...

Mais les filles cèdent sans problème quand je suis dans les parages :

“ On te la laisse, ta vieille emmerdeuse !! Bon courage mon vieux ! ”

Pour régler l’histoire et parce que je n’aime pas les histoires, justement, je viens m’occuper d’elle le sourire aux lèvres. Je sais qu’il faudra me soumettre à la moindre de ses exigences, à ses innombrables rituels relevant davantage des troubles obsessionnels que de simples manies.

J’arrive dans sa chambre. Elle m’attend avec son air satisfait dans son fauteuil. Alors, on peut commencer.

Tout d’abord passage à la case “pipi”. La canne canadienne à sa droite, je la soutiens sous son bras gauche. Elle est obèse et marche lentement. Il faut s’adapter à sa démarche de pachyderme. Je ne me moque pas : c’est elle qui m’a dit “je ressemble à un gros éléphant” ! Moi je ne fais que marcher dans son sens. Si si.

On enlève les bas de contention, on les noue au lit bien en vue pour que l’aide soignante pas bien réveillée du matin ne les oublie pas après la toilette. Tout est calculé au millimètre : le lit est monté au même niveau que l’adaptable, qui lui est placé à côté du lit. La carafe placée sur l’adaptable doit être inclinée avec l’anse face au lit, le tout entouré de  deux verres parfaitement distincts, à moitié remplis d’eau (juste à moitié sinon ça fait désordre...) le tout cerné par deux ou trois magazines placés perpendiculairement dans le sens de la lecture au même adaptable ... Tout le monde suit ? Après, (non ce n’est pas fini ...) il y a le rituel de passation des médicaments du soir ...

D’abord le Stérimar (deux giclées dans chaque narines), puis une fois couché, le versement de deux gouttes de collyre dans chaque œil. Et enfin, je finis par placer le Temestat entre les deux verres d’eau à moitié remplis. Temestat que Madame G. prendra plus tard ... Après intervient le passage de la pommade Dexeryl sur les deux mollets, les talons, le dessus des pieds, ainsi qu’entre les deux petits orteils (uniquement les deux petits orteils, oui c’est comme ça et pas autrement ... c’est Madame G. qui a choisit). Après intervient la remise en place des draps (tout un poème là aussi ...) où la couverture doit être placé symétriquement et parallèlement au drap sans laisser dépasser plus de draps d’un côté que de l’autre ... Ouf, on arrive bientôt à la moitié... Enfin, la télévision doit être aussi parfaitement inclinée, parallèlement au mur de la chambre, en face du lit bien sûr et suffisamment inclinée vers le bas ... Bon, vient ensuite la sonnette qui doit être enroulée 3 fois autour de la potence et pendre bien au dessus de la tête de Madame G. , à peu près à 30 centimètres au dessus de son front... Mais j’en passe : je finirais par lasser.

Enfin, je conclus :

“Eh bien ! On a tout passé en revue ! Je pense que là on n'a rien oublié ...”

A observer sa mine perplexe je sens qu’elle a des doutes ... Son regard balaie toute la pièce du sol au plafond à la recherche de l’oubli qui pourrait être fatal ... Je sourie presque niaisement, le regard compatissant. “Tout va comme vous voulez ?”

De toute façon, si j’ai oublié un truc vous n’avez qu’à sonner ! OK ?

Bonsoir ... et reposez-vous !”

Vite je me tourne vers la sortie, je me carapate, je m'enfuis, je m’évade, je file à l’anglaise... Je l’aime bien Madame G. Même si j’aime repousser les limites de ma compassion et de mon dévouement toujours plus loin, grand est mon bonheur quand je quitte enfin sa chambre après que ma patience a été mise à dure épreuve ...

Je referme délicatement sa porte, j’arpente le long couloir du service. J’arrive dans la salle de soins ... Ça sonne : c’est la chambre 57, ... la chambre de Madame G. ...

Publicité
Publicité
Commentaires
Journal d'un "être" soignant
Publicité
Archives
Derniers commentaires
Visiteurs
Depuis la création 47 751
Journal d'un "être" soignant
Publicité