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Journal d'un "être" soignant
2 janvier 2015

Le mort aux dents

Après une réduction de son hernie inguinale, Monsieur Fernelle, 92 ans, a intégré depuis 15 jours le service du SSR avant de rentrer chez lui.

Parfois il perd un peu les pédales et raconte n’importe quoi mais il est valide et autonome malgré son grand âge.

Mardi 8 octobre. 20 h 00. Ce soir là je passe comme tous les soirs pour l’aider à enfiler sa veste de pyjama bleu à rayures. Je l’aide aussi à faire pipi. (Pas évident avec un “Parkinson” de diriger sa verge comme il faut dans la cuvette des WC ...). Ne souriez pas. Si vous saviez à quel point un être peut vous être éternellement reconnaissant de l’avoir aidé pour éviter d’uriner sur ses pantoufles ... !

Il m’interpelle :

“Dites-donc jeune homme, appelez moi un taxi je rentre chez moi !”

- Ah bon ? Vous rentrez chez vous ? Il est 20 h 00, vous n’y pensez pas ! Soyez raisonnable, vous avez encore besoin de repos, il est tard, on verra demain... De toute façon c’est le médecin qui décide. Et puis chez vous il n’y a personne ... et patati et patatata : votre femme est à l’hôpital, dix chambres plus loin, vous vous en souvenez non ?”

Monsieur Fernelle a décidé de partir. Il s’ennuie malgré la présence de sa femme de 90 ans qui occupe une autre chambre du service. Elle s’est fait opérer d’une prothèse de hanche et reste dans le service pour sa rééducation.

Après l’avoir confortablement installé dans son lit, bordé, rassuré, avec un sourire compatissant en prime et un petit mot de bonne nuit, je prends congé jusqu’au lendemain matin, 6 h 45. C’est si bon de les dorloter nos anciens ! Je fais soir matin. La nuit va être courte.

 

Mercredi 9 octobre. 7 h 45. Distribution des petits déjeuner.

Nous faisons le tour des chambres pour installer les patients les moins autonomes. Et réveiller les autres. Deux collègues préparent les plateaux : cafés, tartines, beurre, confiture...  tout y est. Je me présente à la 67, la chambre de Monsieur Fernelle, suivi de Marie (pleine de grâce), la stagiaire aide-soignante.

Je frappe. J’entre.

“Bonjour Monsieur Fernelle, c’est l’heure du ...”

Je n’en dis pas plus. Le grand père semble inanimé et git en travers du lit à moitié dénudé. Tête pendante, bouche ouverte, bras en croix, on dirait Jésus crucifié qu’on aurait descendu de son socle. Il est jaune. Il est froid. Il est mort. Paix à son âme.

Je laisse échapper un “putain merde !”. La mort, moi, ça me rend grossier.

L’infirmière, affairée, la tête plongée dans ses piluliers, se précipite dans la chambre pour constater le drame. Juliana, l’agent de service roumaine qui roule les “r” comme elle tartine les biscottes, vient nous prêter main forte pour redresser le 1,90 mètre de Monsieur Fernelle dans le lit. J’empoigne fermement les bras et le buste, la stagiaire et l’infirmière se partagent chacune une jambe, Juliana compte avec son accent de Buccarest  “oune, do, trrrois !” et hop on le recentre sur le lit. Il rebondit sur le matelas. Rictus amusé de la stagiaire (c’est vrai que c’est cocasse un mort qui rebondit sur un lit !).

Raoul, notre stagiaire aide-soignant “number two” reste statufié, l’air hagard, avec le plateau du petit déj. dans les mains.

“Je lui sers pas son plateau alors, s'il est mort, dit Raoul ?

- Ben non. Tu penses qu’il pourrait arriver à avaler ses tranches de pain de mie ? Tu veux aller le voir ?

- Non non... Moi la mort je peux pas ... Ca me rappelle mon grand-père quand il est décédé, beuark ... Je n’ai jamais vu d’autres morts depuis... Mais la mort ... ahhhh ... ! J’ai du mal. je pourrais pas m’occuper d’un mort.”

On a tous compris : la mort Raoul y peut pas.

Sabine l’infirmière, agenouillée à côté du corps se redresse, fronce un sourcil, arbore la mine grave des mauvais jours et soupire : "Plus de pouls. J’ai vraiment la poisse ... Les chutes, les urgences, les décès c’est toujours pour ma pomme ... !"

Pas de chance pour la belle Angélique aux yeux bleus : à chaque fois qu’il y a un avion qui s’écrase, en effet, c’est sur ses pompes ...

L’effet de surprise est passé. Le choc est toujours là. On regarde notre mort dans un silence religieux. Un truc nous dérange : il a une drôle de tête. On dirait qu’il a la bouche coincée dans les mâchoires.

Ça fait ça aux décédés quand ils ont pas leur appareil dentaire dans la bouche. Pauvre grand-père... ça faisait deux jours qu’il avait perdu son dentier ... Il sera parti devant Saint-Pierre sans l’avoir retrouvé. Dommage ça lui aurait donné une allure plus présentable ... Là ça fait désordre : un coup à se faire virer du paradis ...

Marie notre dévouée stagiaire soulève les draps, machinalement...

Surprise. Le dentier est là, coincé dans le slip filet comme un poisson pris dans la nasse, bien collé sur la verge de Monsieur Fernelle. Comment ce satané dentier a pu tomber aussi bas ? On reluque d’un coup d’œil rapide le faciès de son voisin ... histoire de voir celui qui rira le premier face à l’insolite découverte...

“Il était là le dentier de Monsieur Fernelle !” s’esclaffe Raoul, satisfait de sa trouvaille...

Après le deuxième effet Kiss Cool, l’effet fou-rire en cascade. C’est pas moral d’éclater de rire devant un macchabée. Mais tant pis, c’est fait. On n'a pas pu se retenir ... On met ça sur le compte de la nervosité, du stress qu’il faut absolument évacuer ... Bref on se trouve des excuses pour déculpabiliser.

Délicatement, Sophie ôte l’appareil dentaire. Il y a déjà les empreintes des dents sur la verge de notre malheureux défunt ...

Raoul : “Sûrement le croque-mort qui est déjà passé ... !” On aime bien les stagiaires qui ont de l’humour ...

Un peu de tristesse mêlée à la joie d’avoir enfin remis la main sur le dentier de Monsieur Fernelle nous ont fait ressortir de la chambre les larmes aux yeux. Au moins ça a fait illusion.

 

 

 

 

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