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Journal d'un "être" soignant
2 janvier 2015

Agacement

 

images-220 h 30. Nous aidons les 26 patients du service à se coucher et pratiquons les derniers “soins d’hygiène”. Une protection à poser pour la nuit, un petit suppo de Dafalgan pour le fièvreux de la chambre 45, un peu de Dexeryl sur les jambes de monsieur Michel avec sa peau sèche comme le désert du Ténéré. L’infirmière est dans le couloir. Distribution des derniers médicaments de la journée : un Xanax par ci, un Témestat par là ... Pas de jaloux. Il y en aura pour tout le monde.

Il est tard, je suis épuisé, j’ai les yeux rouges. Je vais m’occuper du dernier patient. Chambre 53. Monsieur Pakoul. 89 ans. Il s’est fracturé la cheville droite. Au premier abord il a l’air très bien ce Monsieur. Au bout de quelques temps on s’aperçoit très vite que quelque chose cloche. Dans son comportement, dans son regard, dans ses propos. “Il a pas la lumière à tous les étages” comme se plaît à le dire Monique la veilleuse de nuit. Il semble souffrir de paranoïa, de délire de persécution. Son esprit est à la limite entre la normalité et le début d’une démence. Opposant aux soins, il refuse tout en bloque. Il refuse de se coucher. Mais sonne 5 minutes plus tard pour aller dans son lit. Il refuse de se laver, mais râle que l’on ne s’occupe pas de lui. Il veut faire ce qu’il veut quand il veut car il pense que les soignants le privent de toute liberté. Il vous menace de vous dénoncer à la DDASS en accusant le soignant de le persécuter. Mais on l’excuse, troubles cognitifs obligent.

Je le supporte de moins en moins. Le simple fait de pousser sa porte me le rend détestable. Le simple fait de le regarder dans son fauteuil roulant me le fait haïr. Avec lui c’est physique. Ça ne colle pas. Il faut savoir reconnaître ses limites avec certains patients. Un jour la surveillante nous a dit : Quand ça ne passe avec un patient, confiez-le à un collègue. OK ? Vous passez la main... Ce soir, je ne peux passer la main à personne. La collègue est bien trop occupée avec Madame Rossy qui rend tripes et boyaux dans son “haricot” en plastique. Sa voisine de chambre n’est guère mieux lotie et baigne dans une mixture de selles glaireuses. C’est fou comme ça se propage rapidement les gastro-entérites dans les chambre à deux lits ... Je me sens donc seul. Seul face à ce type antipathique et froid. Seul face à Monsieur Pakoul. Avec un patient récalcitrant, il faut apprendre à se maîtriser. Toujours avoir un comportement professionnel. Toujours savoir mesurer ses paroles, ses gestes, dans le respect du malade, dans le respect de l’individu. Mais ce soir la lassitude a gagné du terrain ... Je sens que ses paroles de refus et ses ordres seront des paroles de trop. Je le regarde qui me toise avec dédain, avec mépris.

De toute façon mon gars, ici c’est moi qui commande. Çà, je peux le penser mais je ne dois pas lui dire. Je garde mon calme. Tout va bien. Je n’oublie pas que cet homme a des troubles cognitifs. Il m'interpelle :

" Que faites vous là ? Comment pliez-vous mes vêtements ? Mes vêtements c’est sur un cintre qu’on les range !"

Je ne l’écoute pas. Je fais ce que je dois faire. Je fais mon travail. Je reste zen, serein. Lui, il continue :

“ Et là, vous faites quoi ? Vous méritez qu’on vous botte le cul ! Allez allez, laissez moi tranquille, arrêter de vous agiter autour de moi, je sais très bien ce que j’ai à faire ici ".

Je rétorque poliment, calmement, posément :

" Monsieur Pakoul, laissez moi faire mon travail s’il vous plaît. Je viens vous aider pour vous coucher. L’équipe de nuit arrive dans 10 minutes.”

Il refuse d’aller au lit. Ce que je peux comprendre. Je respecte à chaque fois son choix. Mais comme chaque soir, je le laisse dans son fauteuil et j’ai à peine tourné les talons qu’il sonne pour aller se coucher. Provocation ou démence ? Peu importe, notre rôle à nous soignants est de savoir un minimum recadrer les choses... Histoire qu’à l’hôpital ça ne soit pas comme à la fête foraine ... Il me regarde avec un sourire narquois. Il lance des insinuations douteuses. Ses yeux me lancent des éclairs de haine. La fatigue, l’exaspération, la colère. Je les sens. Ils montent en moi, ils m’envahissent. Je n’ai pas le droit de le juger, il est malade, il ne sait plus ce qu’il dit ... mais personne à qui se confier, personne pour m’aider. Qu’il se taise mais qu’il se taise.

" Taisez-vous maintenant ! Taisez-vous ! Vous êtes à l’hôpital, pas à l’hôtel ! Il y a des règles à respecter, une organisation à suivre ! Vous vivez en communauté ici ! Vous ne faites pas ce que vous voulez ! "

images-10

 

J’ai craqué. Un peu mais pas complètement. Je n’ai pas pu me contenir, personne à qui passer la main. Personne pour me tirer de mon faux pas... J’ai laissé sortir cette petite haine verbale. Je l’ai regretté. Je m’étais emporté. Il m’avait profondément agacé. J’ai passé la main une fois pour toute. A partir de ce jour je ne me suis plus occupé de Monsieur Pakoul. Sans regret, mais sans fierté.

 

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Commentaires
A
Infirmière en psy depuis de nombreuses années (et à 2 doigts du burn out pour les mêmes raisons). Vous n’avez pas à vous culpabiliser d’avoir cadré ce monsieur. La maladie n’excuse pas tout et nous ne sommes pas des paillassons.
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