Voulez-vous coucher avec moi ce soir ?

Service de SSR. Mardi 19 h 30. Avec mes collègues aides-soignants nous ramenons les personnes qui sont en fauteuils roulants et qui ont terminé leur repas à la salle à manger dans leurs chambres respectives pour procéder aux couchers. Cela pourra en choquer certains et moi le premier, mais à l’hôpital gériatrique le patient se plie en quelque sorte à une organisation quasi militaire où les couchers des personnes non valides sont réglés à heures fixes comme du papier à musique.

On ne leur demande pas toujours leur avis aux anciens. On les couche, on change leurs protections souillées et on éteint la lumière. Un point c’est tout. Un vieux grabataire ça doit dormir à 20 heures et sans râler sinon s'il s’agite un peu on lui donne son Temesta ou son Trancsen pour qu’il fiche la paix à l’équipe de nuit en quête de tranquillité… Certains soignants vous répondront que de toute façon ils n’attendent que d’aller se coucher car ils sont épuisés. Ou bien qu’il est inévitable de coucher tout le monde à la même heure : se plier aux exigences nocturnes ou aux desiderata de chacun deviendrait vite un casse-tête organisationnel inextricable pour les soignants et sèmerait la plus grande pagaille dans le service. C’est un point de vue qui se défend, bien sûr. Bon, passons sur cette petite parenthèse…

Ce soir je ramène donc madame C., 93 ans, dans sa chambre. Jeune, elle fut sans nul doute ce que l’on pourrait appeler une jolie femme, élégante, à la longue chevelure couleur ébène, bref une femme plutôt séduisante… Durant sa jeunesse pendant la guerre, elle offrait ou plutôt monnayait ses charmes à des hommes à la recherche de relations aussi brèves que coquines. Disons le franchement : ses mœurs légères faisaient d’elle une prostituée… Aujourd’hui, à défaut d’en avoir encore l’allure elle en a gardé le langage gouailleur et vulgaire … le tout accentué par sa démence maniaco- dépressive.

" Déjà l’heure d’aller au lit ? " me dit-elle.

" Déjà l’heure madame C.… !

- C’est vous qui allez me coucher ?

- Oui bien sûr, ça ne vous dérange pas ?

- Oh non ! Pensez-donc ! Et je me couche ... seule, je veux dire sans homme dans mon lit ?

- Tout à fait madame C. !

- Et alors, vous, vous ne vous couchez pas avec moi ? " me demanda t-elle sur un ton sérieux et intéressé.

" Moi ? Non ! " répondis-je en cachant un léger sourire amusé.

" Tant pis alors… ! C’est pas pour ce soir ! Je ne pourrais pas tirer mon coup ! J’ai besoin d’un homme, moi vous savez !!".

J’arborais un léger rictus gêné. Ces mots dans la bouche d’une personne de son âge me choquent …

"Pas d’homme ce soir ! je vous donne vos nounours !!"

En effet, sur son lit trônait deux gros ours en peluche. Deux objets fétiches qui jouaient sans doute un rôle de placebo sexuel ! Ces deux adorables oursons étaient là pour combler au mieux le manque affectif de madame C.. Tout en l’aidant à se déshabiller puis à changer sa protection pour la nuit, elle se mit à chantonner, toute guillerette, un air au ton plutôt paillard voir carrément grossier… :

" Petit trou du cul, sais-tu pourquoi, sais-tu pourquoi, pourquoi tu es au milieu de mon cul ?"

Et une fois terminé :

" Je me permets de vous ôter votre appareil dentaire ? … "

Elle me regarde fixement avec son œil pétillant :

" Oh oui bien sûr, j’ai bien compris !! Finalement vous voulez tout de moi : mon cul, mes dents ... et j’en passe… !!"

Au cocasse de la situation, s’ajoutait le tragique état de cette femme totalement perdue dans les souvenirs scabreux de son passé… Enfin installée confortablement dans son lit, elle poussa alors un soupir de soulagement en serrant bien fort dans ses bras ses deux ours en peluches… C’était beau à voir…. Elle se retourna sur le côté prête à se jeter dans les bras de Morphée...

" Allez, maintenant foutez moi la paix et laissez moi dormir !! " me dit-elle, enfin résignée à dormir SEULE.

" Bonne nuit et à demain" !!! Trop aimable …