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Journal d'un "être" soignant
24 mai 2015

Vision d'EHPAD

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Rod vous aimez bien l'ehpad du second ? Hein vous aimez ? Il faut remplacer un agent absent … Votre collègue veut pas, l'autre je n'en parle pas … alors comme vous êtes 3 il ne reste plus que vous … Donc pas le choix. C'est vous.

Bon, elle avait raison notre chère cadre. J'ai des difficultés à dire non. Ca doit me venir d'un traumatisme de l'enfance. Une faiblesse de plus. Ou une force supplémentaire. Il y a des fois je ne sais plus. De toute façon ça me fait du bien d'être celui qui va rendre service. Putain de reconnaissance quand tu nous tiens …

Je débarque dans le hall de l'ehpad du second. Les murs sont beaux, bien peints tout en bleus, avec deux ou trois grosses plantes bien vertes et bien arrosées, au beau milieu du hall … Ca fait un peu cache misère.

Nous sommes en 2015. Et pourtant on continue toujours à aligner nos vieux les uns à côté des autres en rang d'oignons. Comme on exposerait des bibelots sur l'étale d'une brocante. "Il est beau, il est pas cher, je vous fais un prix pour le petit vieux rabougris du fond… ?" En fait, rien n'a changé. C'est comme avant …  L'esprit du mouroir même refait à neuf est toujours là. Gêné, j'essaie de me convaincre un peu du contraire. Je cherche en vain ce qui pourrait me faire changer d'avis… 

Il y celui qui bave, celle qui geint, celle qui commence à mettre sa main pour sortir la merde de sa protection, celui qui essaie de frapper sa voisine, et la voisine qui lui rend bien et lui crache dessus. Il y a celle qui est en train de mourir et que tout le monde essaie de se convaincre qu'elle est en train de ressusciter … Il y a celui qui appelle, à voix basse, qui vous fait des signes … "Hein ? Quoi ? Qu'est-ce qu'il veut celui-là … ? Parlez plus fort … Vous dites ? Pardon ? Je n'entends pas …" Finalement je colle mon oreille à sa bouche … et alors là j'entends mieux ce qu'il veut me dire … : "Sortez moi de là … Ils sont tous fous ici … Tous fous. Et vous ? Vous aussi vous faites partie de cette maison de fous ??"

Il y en a pour tous les goûts, pour tous les styles … J'ai honte car j'éprouve de la pitié.  Et la pitié en gériatrie ça ne sert à rien. Je préfèrerais tant la compassion. Je suis un soignant avant tout. Et ce monde gériatrique m'a appris qu'il serait faux de juger au premier coup d'œil, sans comprendre, sans se mettre à la place de ceux qui souffrent. Je ne peux plus me permettre d'avoir le jugement froid du commun des mortels. Ce regard indifférent, sans appel. Le regard des hommes, ceux qui ne connaissent pas nos vieux et qui jugent avec une impartialité si caractéristique  … Je ne peux plus avoir le regard de celui qui ne sait pas … Quand on est devenu soignant on a le regard de l'initié, le regard de la "sympathique empathie" … Quand on est soignant on a le regard de celui qui comprend la douleur du soigné et la douleur du soignant …

"De toute façon ils aiment bien se regarder les uns les autres à rien faire …" me confie Aurélie …

S'ils se trouvent là, alignés, c'est peut-être finalement leur choix …  Qui suis-je pour juger du bien fondé ou non de cet état ? C'est choquant. C'est dérangeant. En effet. On aimerait se convaincre que cette vision de mouroir c'était avant … Allons, allons … En 2015 cela ne peut plus décemment exister ? Mais l'évidence de la vieillesse ne serait-elle pas d'accepter tout simplement cette évidence ? Il faut peut-être admettre que ceux dont la santé cognitive ne permet plus pleinement de s'impliquer dans quelques activités que ce soit se  retrouvent ici. A attendre. A se regarder. A ne rien faire. Car ils existent les uns à côté des autres. A leur façon, à leur manière. Malgré cet état de grabatisation inévitable. On aimerait ne pas les voir alignés comme des petits soldats de plombs en ordre de bataille car ça bouleverse tous nos codes de bonne conduite sociale. Mais n'est-ce pas mieux que de les laisser végéter dans leur chambre à regarder le mur d'en face, cloitrés dans des carcans de solitude ? Etre soignant c'est accepter de ne pas toujours tout comprendre ou tout expliquer.

Qui sait si un jour, devenu vieux moi aussi, je ne désirai pas que l'on m'installe au beau milieu d'un hall avec mes compagnons de vieillesse, alignés comme des rangées de brochettes dans la vitrine d'un boucher, coincé entre une voisine démente et un voisin qui radote. Ce sera peut-être la seule possibilité que j'aurai de prouver à la société que j'existe, même si je suis vieux, même si je suis moche et que je me fais dessus. Alors je remercierai Dieu et les hommes de ne pas m'avoir caché à la face du monde, comme un objet immonde et déshonorant.

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